SUR LE DÉPART DE MICHEL CHARTRAND, UN HOMME DE CŒUR
Pierre DUBUC
Directeur de « L’Aut’Journal »
Source : « L’Aut’Journal »
Une longue amitié qui n'avait pas vieilli
II y a exactement 25 ans, je rencontrais, pour la première fois, Michel Chartrand pour une entrevue sur l'état du mouvement syndical, devant paraître dans l'édition du Premier mai 1985 de l'aut'journal.
J'étais visiblement impressionné et, sans doute pour me mettre à l'aise, Michel m'a servi une bonne rasade de rhum, même s'il était 8h30 du matin.
Ses propos d'alors n'ont pas vieilli. Au point où nous avons jugé bon de republier l'article dans cette édition-ci de l'aut'journal. L'essentiel de son message au mouvement syndicat était simple: ce n'est pas en rédigeant des Mémoires que vous allez influencer le gouvernement et changer la société. Consacrez plutôt ce temps-là à aller parler aux travailleurs. Ils vont s'occuper de botter le cul de leurs députés et de leurs boss. Et les choses vont changer.
Cette rencontre fut le début d'une longue collaboration avec l’aut’journal, Michel n'a jamais caché l'importance qu'il accordait à l'existence d'une presse libre. Au début des années 1970, alors qu'il présidait le Conseil central de la CSN à Montréal, il avait fait voter une somme de 25 000 $ -une somme mirobolante pour l'époque- pour lancer l'hebdomadaire Québec-Presse.
Michel a été de toutes nos compagnes de financement. Il avait même accepté de faire l'objet d'un Bien-Cuit mémorable en 1995. La salle du Medley était remplie à craquer. Même le chef de police de l'époque, Jacques Duchesneau, n'avait pas voulu manquer l'événement !
Avec beaucoup de générosité, Michel avait également accepté la présidence des AmiEs de l'aut'journal en ne se gênant pas pour interpeller les militants et les organisations syndicales, soulignant qu'il était de leur responsabilité de soutenir financièrement le développement d'une presse libre et indépendante.
Au fil des ans, notre association avec Michel étant connue, l'aut'journal est devenu par la force des choses un centre de référence pour toutes celles et ceux qui voulaient le joindre afin qu'il soutienne ou popularise leur cause. Michel nous avait autorisés à leur donner son numéro de téléphone et, à notre connaissance, il a toujours prêté une oreille attentive à quiconque demandait son soutien.
Parfois, l'ascenseur revenait. Je me souviens qu'après lui avoir référé les pressiers du journal La Presse, menacés de perdre leur emploi lorsque Gesca a décidé de fermer ses presses de la rue St- Jacques pour confier l'impression du quotidien à Transcontinental, Michel m'avait convoqué avec Paul Cliche pour que nous produisions une édition spéciale de Presse Libre appuyant leur lutte. « Une presse ne se fait pas sans pressiers », avait tranché l'ancien imprimeur.
l'aut'journal se flatte que ce soit par son intermédiaire qu'a eu lieu la rencontre entre Michel et Léo-Paul Lauzon. Nous avions organisé une assemblée publique pour permettre au prof Lauzon - nouveau collaborateur au journal - de présenter son étude sur les Régimes d'épargne actions (REA). Michel s'était présenté et, fidèle à son habitude, s'était mis à interpeller le conférencier de la salle. Il s'est vite rendu compte qu'il avait trouvé chaussure à son pied. Une longue amitié venait de naître. Michel m'a confié que, s'il avait pu compter, dans les années 1960 et 1970, sur l’expertise d’un Lauzon, il aurait « reviré le Québec à l’envers »
Michel s'est aussi associé au professeur Michel Bernard - un proche du prof Lauzon - pour la rédaction du Manifeste pour un 'Revenu de citoyenneté, dont il nous avait confié l'édition et dont il a fait le thème de sa campagne électorale contre Lucien Bouchard dans la circonscription de Jonquière en 1998.
Prenez du temps,
seuls, à réfléchir et à lire
seuls, à réfléchir et à lire
À plusieurs reprises, j'ai assisté à des rencontres de Michel Chartrand avec des leaders syndicaux. Quand ceux-ci lui demandaient: « Si vous n'aviez qu 'un conseil à nous donner, quel serait-il ? » Il répondait toujours: « Arrêtez d'agir comme des queues de veau; déléguez de vos responsabilités; prenez du temps, seuls, dans votre bureau, à réfléchir, à lire ».
C'est ce qu'il faisait lui-même. Il lisait beaucoup : Le Devoir, l'aut'journal, le Monde diplomatique, le Nouvel Obs, le Canar Enchaîné. Des livres. Des revues. Il écoutait aussi beaucoup II s’informait, questionnait ses interlocuteurs sur l'état du mouvement syndical, du mouvement populaire, sur k situation au sein des partis politiques. Puis, il réfléchissait en faisant son jeu de patience ou en fumant un bon cigare cubain.
J'ai toujours été étonné de constater comment ses sorties publiques, qui pouvaient paraître spontanées, intempestives, étaient calculées, planifiées, toujours en fonction d'un objectif précis. Fervent nationaliste, Michel était aussi un internationaliste. On connaît son appui à Cuba, à la Palestine, au Chili d'Allende.
Mais j'ai aussi découvert que son action syndicale avait eu une portée internationale. Voici comment : il y a quelques années, paraissait un excellent petit livre en français sur le syndicalisme américain intitulé « Des syndicats domestiqués, répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis ». J'ai cherché à joindre les auteurs, en pensant que l'un d'entre eux parlait peut-être français et qu'on pourrait l'inviter à prononcer une conférence au Québec sur l'état du mouvement syndical américain. C'était le cas.
J'ai joint le sociologue Rick Fantasia, professeur dans un collègue au Connecticut. En lui faisant part de mon projet lors d'une conversation téléphonique, il me dit :« Oui, je connais un peu le Québec. Quand j'étais jeune, il y a des textes d'un syndicaliste de chez vous qui ont eu une
grande influence sur mes conceptions syndicales. Je ne sais pas si vous le connaissez. Si je me souviens bien, il s'appelait Chartrand ». Michel était évidemment présent à sa conférence et le professeur Rick Fantasia était très ému lorsqu'il lui a remis la biographie que son ami Fernand Foisy lui a consacrée. Lors du séjour de Rick Fantasia à Montréal, on présentait Simonne et Chartrand à la télévision. Il y avait des affiches faisant la promotion de la télésérie dans tous les restaurants.
Notre invité était ébahi de constater la popularité de son mentor syndical. De façon plus générale, le professeur Fantasia était étonné de voir l'importance du mouvement syndical sur la place publique au Québec. « Il n'y a rien de tel aux États-Unis. Il n'y a à peu près jamais de référence au mouvement syndical dans le New York Times ou le Washington Post ». Force est de reconnaître que cette présence publique du mouvement syndical au Québec, on en doit une bonne partie à Michel Chartrand.
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Source : Le Devoir
Voir aussi :
- Une figure marquante du XXe siècle québécois, Le Devoir, 17 avril 2010
Le nationalisme de Michel Chartrand s'est exprimé tout au long de sa vie et a marqué plusieurs de ses combats. Lui qui avait fait bénir son mariage, en 1943, par le chanoine (Lionel) Groulx, il estimait en effet que « le nationalisme, c'est le préalable de l'ouverture sur le monde: on ne peut accéder à l'international que par la médiation de la nation ». Il ajoutait, dans la même entrevue accordée à la revue Maintenant en 1971, que «nationalisme et socialisme convergent obligatoirement, car ils sont absolument nécessaires l'un et l'autre à la réussite des transformations de la société auxquelles ils tendent respectivement » (...)
- Michel Chartrand : Un ineffable homme d’exception
Martine et Léo-Paul Lauzon - L'Aut'Journal - 23 avril 2010
Martine et Léo-Paul Lauzon - L'Aut'Journal - 23 avril 2010
Reconnu pour son franc-parler, il incarnait la liberté de celui qu’on ne peut faire taire et, surtout, qu’on ne voulait pas silencieux. On pouvait l’écouter pendant des heures raconter ses anecdotes, parfois amusantes, parfois dramatiques, mais toujours ponctuer d’un rire, et parfois d’un sacre ou deux. (...)
Si Michel se plaisait à appeler Martine l’ineffable garce, il n’en demeure pas moins que c’était lui l’être extraordinaire, à tous les points de vue, à commencer par son rire particulier et contagieux, sa grande culture et, surtout, un parcours unique toujours dédié, envers et contre tous, à la justice sociale.
1969 - Centre sportif de l'Université de Montréal.
Manifestation contre le projet de loi 63 sur la langue. (Source : Cyberpresse)
Manifestation contre le projet de loi 63 sur la langue. (Source : Cyberpresse)
Simone Monet-Chartrand, François-Albert Angers, Michel Chartrand, vers 1970
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Michel Chartrand (1916-2010)
Au Québec, c’est connu. Les élites saluent de moins en moins les vrais courageux de leur vivant... L’effet de contraste serait peut-être trop gênant.
Josée Legault
Voir - www.voir.ca
mardi 13 avril 2010
Michel Chartrand portait en lui une immense compassion ; une pratique humaniste du progressisme ; un indépendantisme d’esprit et de coeur ; une défense acharnée de la langue française ; une culture d’un raffinement exceptionnel ; un sens de l’humour dévastateur ; un syndicalisme vu comme un agent de changement social et ancré dans les plus grandes luttes pour la libération économique et politique des travailleurs et travailleuses ; un féminisme proprement avant-gardiste ; une foi profonde en son prochain ; un refus total de la peur des puissants ; un amour et un respect véritables des plus démunis ; une colère et un sens de l’indignation fondés face aux injustices réelles.
Et tant d’autres choses encore.
Michel Chartrand, c’était aussi l’homme qui aimait sa femme, Simonne. Et qui aimait et respectait les femmes et leurs luttes. Le tout, en conservant un sens de la galanterie tout à fait émouvant. Ayant moi-même été graciée de son légendaire baisemain lorsqu’il vous accueillait avec un beau et doux « Ma chère dame, comment allez-vous aujourd’hui ? », je peux en témoigner.Michel Chartrand, c’était une vie de passions et de don de soi tout à fait volontaire. Un homme de feu, un homme vivant. Terriblement vivant.
Michel Chartrand, c’était surtout un des vrais bâtisseurs du Québec moderne. Un de ceux dont l’oeuvre gagnerait à être mieux connue des nouvelles générations et surtout, à les inspirer. Et un de ceux dont certaines de nos élites devenues trop repues et trop confortables gagneraient sûrement à se souvenir un peu plus.
Mais comme le disait Léo-Paul Lauzon ce matin, malgré sa formidable contribution à cette société, Michel Chartrand ne fut ni des « décorés », ni des « honorés » officiels. Il dérangeait trop et les mieux branchés préféraient souvent le réduire à ses « coups de gueule » et son langage coloré pour mieux ignorer la richesse et l’intelligence puissantes de cet homme d’exception et ce qu’il osait dire tout haut.
Au Québec, c’est connu. Les élites saluent de moins en moins les vrais courageux de leur vivant... L’effet de contraste serait peut-être trop gênant.
Mais heureusement, on ne compte pas les Québécois qui, eux et elles, savent ce que leur société doit à MichelChartrand.
Paix ait son âme, et nos condoléances à toute sa famille, amis et collègues.
Merci Monsieur Chartrand.
************************************Voir aussi ce texte savoureux et pénétrant sur les « paradoxes » de Michel Chartrand, présenté par Pierre Vadeboncoeur, un autre vrai bâtisseur du Québec moderne disparu tout récemment. Un texte prononcé en 2006 lors du 90e anniversaire de naissance de son ami.
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LE DEVOIR - 1910-2010
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DEMAIN – Hymne au Québec
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« Penser sincèrement, même si c'est contre tous,
c'est encore pour tous »
Romain ROLLAND, auteur français (1866-1944)
dans « Clérambault »
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