PLANÈTE était une revue bimestrielle éditée entre 1961 et 1971 qui reprenait les différents thèmes abordés dans l'ouvrage de Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le Matin des Magiciens, et qui se présentait comme le porte-parole du mouvement du réalisme fantastique. C'était en quelque sorte une avant-garde des penseurs du futur... (voir clic).
Dans une chronique appelée « Les futuribles », on s'efforçait de prévoir les conséquences de toutes sortes du développement fulgurant des techniques, y compris les conséquences terribles et catastrophiques pour l'Humanité. Rappelons qu'à cette époque l'Union Soviétique existait, que les États-Unis venaient d'imposer le blocus total à Cuba (toujours appliqué...), que l'ordinateur personnel n'avait pas encore été inventé, comme bien d'autres choses, etc.
On retrouvera ci-dessous un article que j'ai numérisé à partir du numéro d'avril 1969 de PLANÈTE. Il s'intitule « Crime contre la Nature » et décrit particulièrement une rencontre de savants et de dirigeants du monde entier qui se retrouvent en 2005 dans un climat dramatique, à Thulé au Groënland, pour décider des mesures à prendre pour sauver la vie sur Terre car les catastrophes se multiplient...
Les savants en questions se réclament du Mouvement Pugwash qui avait été fondé en 1957. Quelques détails sur ce mouvement :
Le Mouvement Pugwash : des scientifiques contre la course aux armements
En pleine guerre froide et en plein développement des armes nucléaires, dans une période où se multiplient les essais nucléaires dans l'atmosphère, Bertrand RUSSEL (1872-1970) et Albert EINSTEIN (1979-1955) lancent le 9 juillet 1955 (ce sera le dernier acte public du grand savant atomiste américain) le manifeste qui porte leur nom. Dans ce manifeste Russel-Einstein, prenant acte du danger de destruction de l'humanité au cours d'une guerre nucléaire, le philosophe et le physicien, invitent les scientifiques du monde entier et le grand public à souscrire la déclaration suivante :
"Sachant que dans n'importe quelle guerre mondiale future, des armes nucléaires seront certainement employées et que ces armes mettent en péril la survie de l'humanité, nous exhortons les gouvernements du monde à comprendre et à reconnaître publiquement qu'ils ne sauraient atteindre leurs objectifs par une guerre mondiale et, en conséquence, nous les exhortons à trouver les moyens de résoudre pacifiquement leurs désaccords".
Ce texte fut signé par 11 professeurs de physique théorique, ou de zoologie ou encore de chimie, la plupart Prix Nobel de leur discipline.
Sur la lancée de ce manifeste, Joseph ROTBLAT (1908-2005) et Bertrand RUSSEL fondent à Pugwash en Nouvelle-Ecosse au Canada, en 1957, le Mouvement Pugwash (Pugwash Conferences on Science and World Affairs). La première Conférence de juillet 1957 rassemble 22 scientifiques des Etats-Unis, de l'Union Soviétique, du Japon, de Grande-Bretagne, du Canada et de 5 autres pays, dont la France.
Aujourd'hui nous sommes en 2010 (quand cet article a été publié initialement), et à peu près tout ce qui est prédit dans l'article de PLANÈTE en 1969 s'est réalisé, même en pire...Bien d'autres n'ont pu venir et se joindront aux Conférences suivantes en relativement grand nombre. D'emblée, il s'agit d'une organisation internationale rassemblant surtout des scientifiques, à titre individuel, doté d'une structure administrative très légère (Conseil de Pugwash, Comité Exécutif, Secrétaire Général), ayant vocation à tenir des réunions dans le plus grand nombre de pays possible, de manière toujours informelle et non secrète.(...)
Source : clic.
Actuellement, en décembre 2019, à peu près TOUT s'est réalisé, en pire...
Crime contre la natureFuturibles : Un matin de 2005Revue PLANÈTE - Avril 1969
Dans la salle de conférence de l'aéroport de Thulé (Groënland).
Des savants du monde entier (groupe Pugwash)
ont convoqué les gouvernants.
Arrêtez le massacre de la nature, ou c'est l'insurrection générale!...
C'est à peine anticipé, voici pourquoi.par le Groupe de recherches Planète
En septembre 1968, l'Unesco lançait le cri d'alarme: un effroyable danger menace l'humanité. Le Courrier de cet organisme s'intitulait: «Notre planète devient-elle inhabitable?» Nous avons, depuis, essayé de rassembler les faits. Additionnés, ils évoquent une catastrophe au moins égale à celle d'un déchaînement atomique.
Moins «sensationnelle» sans doute, parce qu'elle s'étend sur des années. Et moins connue surtout. Parce que la révélation de ces faits gêne d'énormes intérêts. Voici un exercice de «futurible» sur cette question. C'est-à-dire un exercice d'imagination argumenté sur un avenir possible.
Dans notre précédent numéro, notre groupe de recherches avait envisagé une guerre des deux Allemagnes en 1972. Nous appliquons à ce « futurible» le même système. D'abord un exposé des données présentes. Ensuite un récit dans le futur.
La terre espagnole est une des plus pauvres d'Europe parce qu'au xve siècle, Ferdinand et Isabelle ont accordé aux bergers transhumants le droit de faire passer partout leurs troupeaux. Or, le mouton arrache l'herbe. Il a transformé en landes caillouteuses tout le centre de la péninsule. L'Espagne paye encore cette imprévoyance.
L'homme recommence inlassablement ses fautes. Personne, en 1859, n'a empêché M. Austin d'importer 24 lapins en Australie. Ils ont pullulé impunément. Aujourd'hui, des milliards de rongeurs ont transformé la moitié de l'Australie en désert. L'aventure australienne aurait dû nous apprendre qu'il est périlleux de modifier l'équilibre naturel. Au début de ce siècle, les éleveurs américains ont détruit les coyotes qui attaquaient leurs troupeaux. Les rats, que le coyote ne chasse plus, causent aujourd'hui des dégâts incalculables dans la Grande Prairie.
Les chasseurs de l’Arizona ont exterminé loups et pumas qui attaquaient le cerf de Kaihab, gibier apprécié. Ce cerf, pullulant, a saccagé la végétation de l'État, après quoi ii est mort de faim.
Un peu plus tard, l'Égypte détruisait les ibis, consommateurs de serpents. La couleuvre s'est multipliée, dévorant toutes les grenouilles. Le criquet, que la grenouille ne mangeait plus, ravage les moissons.
En France, l'extermination des oiseaux de nuit a laissé proliférer les petits rongeurs: ils dévorent aujourd'hui 12% de nos récoltes. En Afrique, la chasse a raréfié l'hippopotame. Les hautes herbes du Niger, fumées par les excréments de ce pachyderme, disparaissent. La vive se délite, cède, le Niger déborde. 11 faudra des milliards et des années de travaux pour le maîtriser. La nature, naguère, le régularisait gratis.
Vers 1950 enfin, parce qu'ils chassaient son gibier, la Tchécoslovaquie a détruit les renards de Bohême. En 1952, les épizooties ravageaient la forêt; le renard n'était plus là pour manger les bêtes contagieuses. Prague a dû importer des renards - russes - qui, faisant leur métier sanitaire, ont permis la reconstitution.66 / Inventer le futurLa nature a une balance juste
Ces exemples montrent ce qu'est l'équilibre biologique, et sa vulnérabilité. Des milliers d'espèces hantent la planète. Chacune y joue son rôle. Le ver de terre aère le sol (la Hollande a dû en importer pour rendre cultivables les champs conquis sur le Zuiderzee). L'herbe pousse. Elle nourrit l'herbivore, qui fume le sol. Le carnivore mange le mangeur d'herbes, l'empêchant de détruire la végétation nourricière. Le plus étrange c'est que la nature a une balance juste: herbivores et carnassiers se limitent mutuellement.
En Somalie, en Mauritanie, où la gazelle est rare, le lion, monogame, n'a qu'un ou deux lionceaux par an. Au Kenya, où le gibier abonde, le lion, polygame, fait dix ou douze petits. En Norvège et au Canada, le harfang, oiseau de nuit qui vit de lemmings, pond plus d'œufs les années où son gibier abonde. Si, toutefois, les lemmings font de la surpopulation, ils se groupent en bandes de centaines de milliers, gagnent la mer et se noient.
En mer, un cycle comparable va du plancton au crustacé, du crustacé au hareng, du hareng au phoque et du phoque à l'épaulard. Même circuit dans les eaux douces: les carpes sont plus petites dans les étangs sans brochets. Trop nombreuses, elles s'y développent mal.
Ainsi, d'un bout de la nature à l'autre, fonctionnent les chaînes alimentaires. Quand un des maillons est rompu, tout le mécanisme se bloque.
Le drame est qu'aujourd'hui les hommes, de plus en plus nombreux et pourvus de moyens de destruction de plus en plus puissants, bloquent ce mécanisme. Certes, depuis quelques années, nous avons compris le danger, multiplié les parcs nationaux où l'on tente de faire subsister des espèces menacées.
Le bouquetin a trouvé refuge au Grand-Paradis, le mouflon de Corse à l'Aigoual, l'aigle et l'ours seront sauvés par le parc des Pyrénées, le bison européen reconstitue son troupeau en forêt de Biolowicza, comme son cousin d'Amérique dans les parcs américains, les fauves africains au Kenya. Nous avons aussi arrêté l'assèchement des marais qui allait supprimer le passage des oiseaux migrateurs.
Mais le remembrement des terres supprime partout les haies où nichait l'oiseau insectivore. L'insecte croît et la pollution tue nos rivières.Où l'homme se ruine lui-même
II ne s'agit pas seulement de protéger les espèces pour le plaisir des zoologues et la bonne conscience des amis des bêtes. Le public s'est ému des pollutions provoquées par le naufrage du «Torrey-Canion». On a tiré d'affaire quelques centaines d'oiseaux englués de pétrole. Mais quels pétroliers sont pourvus du système capable de solidifier la cargaison en cas de sinistre?68 / Inventer le futur
Et qui songe aux destructions plus graves que provoquent les industries? Vers 1900, cinquante espèces de poissons hantaient le cours inférieur de la Seine. Il ne reste plus que quelques anguilles malades. Les rivières suisses, autour de Zurich, sont mortes. Les cours d'eau français charrient, en permanence, six millions de tonnes de matières polluantes. Et l'arrivée des détersifs aggrave la situation.
Les pouvoirs, qui n'ont pas pu imposer la prudence aux pétroliers, sont aussi impuissants face à l'industrie chimique. L'Association internationale des Distributions d'eau a mis les gouvernements en garde. L'Onu, l'Unesco, sont intervenues. Résultats dérisoires. Le désastre s'aggrave. On commence même à le sentir en mer, où les ressources semblaient inépuisables.Des milliards de milliards perdus
Le cormoran, qui nichait aux îles Chinchas, déposait son guano, merveilleux engrais. L'Européen détruit le stock, tue les cormorans, exporte leurs œufs à pleins bateaux. La production de guano - un million de tonnes par an à la fin du siècle - tombe à 23 000 tonnes en 1910. Le Chili doit nationaliser l'exploitation pour stopper sa ruine. Il fallait, en 1920, 4 heures de travail pour pêcher une tonne d'aiglefin dans les mers d'Irlande. En 1937, il en fallait treize: l'aiglefin s'était raréfié par l'over-fishing -pêche abusive. Les techniciens, alertés, inventaient alors « l'unité d'effort» pour estimer les dégâts. En 1920, une «unité d'effort» permettait de pêcher 150 tonnes de flétan. En 1930, la même «unité d'effort» n'en ramenait plus que 65.
Allions-nous enfin limiter ces pêches industrielles comme on l'avait fait pour la baleine? En 1935, le Pacifique donnait 800000 tonnes de sardine. En 1967, plus que 50 000... L'homme poursuit actuellement en Afrique une exploitation aberrante: d'immenses troupeaux de bœufs végètent, sous-alimentés, inexportables à cause de la peste bovine. Ils ruinent la savane pour rien. Les zootechniciens ont prouvé que le pâturage naturel africain ne pouvait porter que 3 à 4 tonnes de ces bovins sans se dégrader irrémédiablement.
Mais ils ont prouvé aussi que le même kilomètre carré «portait», sans en souffrir, de 20 à 35 tonnes d'animaux locaux, parfaitement comestibles et dont la chair est d'ailleurs excellente. Pétridès et Swank l'ont établi en 1958, Bourlière et Vershueren en 1960, des expériences probantes ont été faites en 1963, où 3 500 tonnes de viande d'impala, de koudou et de gnou ont été «commercialisées» à la satisfaction des consommateurs.
On pourrait supposer que l'exemple a été suivi: cette exploitation pastorale sauverait des millions d'Africains, soutiendrait les finances de leurs États. Il n'en est rien. Les démonstrations, les essais, restent ignorés. D'abord à cause des traditions tribales -Masaï et Bororos tirent gloire de leurs troupeaux improductifs- et surtout parce que les producteurs de viande des pays sur-développés ont mis le holà: redoutant la concurrence et la perte de marches extérieurs, les « viandiers» ont stoppé l'apparition du bifteck de gazelle sur nos étals...
Additionnez le déficit agricole espagnol, la ruine des terres australiennes, les dégâts des criquets en Égypte, des rongeurs en France, chiffrez-les. Ajoutez ce que coûte la pêche abusive. Vous obtiendrez un chiffre astronomique, des milliards de milliards perdus. Mais il y a pire: parce que certains ont intérêt à ruiner l'équilibre biologique, nous sommes en train d'empoisonner la terre. Le récit qui va suivre n'est pas absolument imaginaire. Les faits qu'il rapporte se sont produits récemment. Les processus qu'il évoque sont dès à présent engagés.La conférence de 2005
C’est un matin de 2005. Sur l'aérodrome de Thulé (Groënland) viennent d'atterrir des supersoniques venus des quatre coins du globe. D'abord débarquent les savants du groupe libre Pugwash, qui groupe les plus grands chercheurs pacifistes de la terre. Les politiques vont arriver dans l'après-midi. Six heures du soir. Tous les congressistes se rassemblent au briefing-room de l'aéroport militaire. Cinquante hommes s'y font face.
D'un côté de la table, les scientifiques de Pugwash. En face, sous une immense carte du globe, les représentants de vingt-cinq États. Un Américain, deux fois prix Nobel, se lève:
— Je dois d'abord, dit-il aux gouvernants, faire une déclaration au nom de mes collègues. Si, au sortir de cette réunion, nous n'avons pas l'assurance que des mesures seront prises pour arrêter le drame, ce document (il pousse devant lui un mince dossier), déjà remis à Telstar où nous avons des amis, passera sur toutes les télévisions de la Terre avant que vous n'ayez rejoint vos capitales. Nous sommes bien d'accord, Messieurs? dit-il en se retournant vers ses collègues.
Les scientifiques approuvent. Il y a là des Américains, des Européens, des Russes, un Indien et trois Japonais, des Chinois, des Africains et deux Sud-Américains. Depuis des mois, ils correspondaient, se réunissaient secrètement, préparaient le réquisitoire qu'ils allaient asséner aux maîtres du monde. Le représentant personnel du président des États-Unis, ayant consulté ses voisins, dit lentement:
- Comme tous les membres de gouvernements réunis ici, je dois préciser que mon président a déféré à cette convocation en raison de la notoriété de ceux qui l'avaient lancée. Nous pensons que vous avez des choses graves à nous dire. Mais pourquoi cet ultimatum, et pourquoi le secret absolu que vous avez exigé?
Kosnitzine, bio-statisticien russe fort âgé, est déjà debout :
- Nous avons exigé le secret parce que les responsables du drame étaient assez puissants pour empêcher cette conférence. Nous lançons cet ultimatum parce que - l'interdiction de la bombe atomique l'a prouvé -c'était le seul moyen pour vous empêcher, vous qui la gouvernez, de laisser empoisonner l'humanité.En 1990, de nombreux savants démissionnent
Depuis 1980, l'inquiétude pesait. D'abord, on avait parlé de maladies nouvelles, incurables. Parfois l'Office Mondial de la Santé annonçait que « l'épidémie d'hépatites virales, jugulée en Asie, recule en Afrique du Sud». Le Gouvernement américain déclarait que « la courbe des cancers semble enfin, depuis un an, plafonner aux États-Unis».
Ces communiqués rappelaient trop ceux des armées vaincues, au temps où il y avait encore des guerres: «Nos troupes, faisant face à un adversaire supérieur en nombre, tiennent solidement la ligne de...» Vers 1985, des bruits avaient filtré: des enfants difformes, asexués, naissaient un peu partout. Dans certaines régions, les naissances tombaient brusquement à rien. Presse et radio n'en soufflaient mot. Certains prétendaient que ce silence avait de hautes raisons.
En 1990, une cascade de démissions de savants notoires avait frappé l'opinion. Pourquoi les porte-parole des chefs d'État disaient-ils aux journalistes que « pour des motifs d'intérêt général, le Gouvernement de... avait jugé inopportune la conférence de presse de M. X..., prix Nobel»? Et pourquoi n'entendait-on plus parler des démissionnaires? Pourquoi, enfin, les associations, de plus en plus nombreuses, qui prônaient le retour à la vie naturelle, étaient-elles pourchassées, leurs publications interdites?
Vaguement inquiet malgré la paix, l'homme hypercivilisé, quand il essayait de fuir ses villes, s'étonnait. Les bois étaient désormais sans oiseaux.
Les gouvernants savaient. Certains se souvenaient d'interventions suspectes contre des « campagne de presse qui pourraient nuire à l'activité économique». Ceux qui intervenaient touchaient toujours de près certaines industries... Allait-on aborder, dans ce briefing-room, des sujets franchement désagréables?70 / Inventer le futurAucun produit n'est l'ennemi d'un seul insecte
Je vous dirai d'abord, commence l'Américain, ce qui s'est passé de 1943 - où tout a commencé - à 1969...
Il raconte comment l'armée américaine, débarquant à Naples en 43, y avait arrêté une épidémie de typhus en tuant les mouches au D.d.t. Mais, cinq ans plus tard, les mouches italiennes « résistaient» à l'insecticide, comme celles d'Espagne, du Danemark, d'Égypte, comme les poux que les GI combattant en Corée arrosaient de pesticide, comme ceux des camps de l'U.n.r.r.a. en Syrie...
Puis les planteurs du Soudan s'étaient plaints que l’anthonome du coton, arrosé d'insecticide, s'était multiplié. Même plainte des planteurs de café du Congo. On se rappela alors qu'en 1920 le pyrale de la vigne, attaqué à l'arséniate de plomb, lui .avait résisté. Qu'en 1945, il y en avait 12 espèces, et 137 en 1960. On se souvint que les fourmis de Louisiane, combattues à l'heptachlore, avaient proliféré, parce que cet insecticide avait exterminé leurs ennemis.
- Dès ce moment, dit l'Américain, nous savions que le pesticide est inefficace parce que certaines souches d'insectes deviennent « résistantes» et se multiplient d'autant mieux qu'aucun de ces produits n'est l'ennemi d'un seul insecte, mais tue aussi ceux qui détruisent celui qu'on voulait éliminer. Qu'en d'autres termes, ils font plus de mal que de bien.Un arrosage exterminant tous les volatiles
Dès 1958, d'autres faits se révélaient. Cette année-là, on avait arrosé d'insecticides les fourmis de l’Arizona: toutes les bécasses, tous les dindons sauvages, des vaches et des veaux étaient morts, des porcs étaient devenus stériles.
L'année suivante, en Californie, un autre insecticide avait attaqué l'adèle du riz: 60 000 poissons avaient crevé. Le 15 janvier, une usine de pesticides avait déversé ses déchets dans le Colorado, qui en avait été empoisonné sur 160 kilomètres. Un cheval était mort, et on avait trouvé tant de traces d'insecticide dans le lait des vaches du Montana, à la suite d'un arrosage destiné à tuer le papillon zig-zag, qu'on avait dû abandonner le traitement.
Dans le Wyoming, les truites avaient crevé. Dans le Michigan, tous les oiseaux, tous les écureuils, après qu'un avion eut saupoudré la région de pesticide contre le scarabée. A Blue Island, les oiseaux encore, et surtout les rouges-gorges, les lapins, et 90°; des chats. Dans l'Alabama, un arrosage avait exterminé bécasses, volailles et hirondelles.Une mise en garde officielle est lancée
Pourtant, ces produits étaient pourvus de certificats les affirmant sans danger pour les autres espèces animales. Complicité officielle? Non: ignorance. On ne savait pas encore que l'insecticide se dépose dans les graisses, s'y emmagasine. On ignorait alors le phénomène d'amplification plus nombreuses, qui prônaient le retour à la vie naturelle, étaient-elles pourchassées, leurs publications interdites?
Vaguement inquiet malgré la paix, l'homme hypercivilisé, quand il essayait de fuir ses villes, s'étonnait. Les bois étaient désormais sans oiseaux.
Les gouvernants savaient. Certains se souvenaient d'interventions suspectes contre des « campagne de presse qui pourraient nuire à l'activité économique». Ceux qui intervenaient touchaient toujours de près certaines industries... Allait-on aborder, dans ce briefing-room, des sujets franchement désagréables?72 / Inventer le futurUn produit si toxique qu'on l'utilisait pour se suicider
En 1961, un homme, ayant renversé sur lui une solution à 25% de chlordane, était mort en 40 minutes. L'année suivante, les ouvriers qui avaient participé à une campagne d'insecticides anti-paludéenne étaient tous tombés malades. Un enfant vénézuélien avait vécu des mois dans le coma, puis était mort, d'avoir absorbé un pesticide à base d'endrine.
Les alcoyles, ou phosphates organiques, inventés par Schrader, avaient été fabriqués - arme secrète - par le III1 Reich: employés comme insecticides malgré cela, ils avaient tué deux enfants en Floride, deux autres en Wisconsin. Le parathion enfin, si toxique que les Finlandais qui voulaient se suicider l'avaient employé couramment, était responsable de 200 morts californiens en dix ans, 100 aux Indes, 67 en Syrie pour la seule année 1958, 336 en moyenne (sic) par an au Japon...
Enfin - symptôme inquiétant - les traitements aux insecticides avaient fait apparaître des insectes bizarres, bisexués, que les savants avaient baptisé « gynandromorphes».La contamination de toute la chaîne alimentaire
« Nous savions donc — et nous le disions — continue l'Américain, que le poison passe de l'insecte à qui le mange, contamine toute la chaîne alimentaire, atteint l'homme. C'est alors que le Dr Knipling a eu l'idée de stériliser des insectes mâles. Il s'agissait du callitroge, qui attaque le bétail, et coûtait 40 millions de dollars par an aux éleveurs américains. Knipling tente son expérience dans l'île de Curaçao en 1954, diffuse par avion 160 mâles stériles par kilomètre carré. Les femelles de callitroge préféraient-elles ces mâles improductifs?
Le fait est là: sept semaines après les œufs de callitroge -qu'elles pondent dans les écorchures du bétail - étaient stériles, puis la ponte cessait. Cet insecte était éliminé de l'île. « L'expérience fut tentée ailleurs, avec succès. On l'étudia pour combattre la mouche tsé-tsé, d'autres mouches nuisibles. « Mais la stérilisation d'un insecte par irradiation est une opération trop délicate pour être généralisée. On l'a modifiée en lui faisant absorber des aliments stérilisants: même succès. Avions-nous enfin trouvé le pesticide miracle, qui détruit la seule famille d'insectes qu'on veut anéantir?
« Malheureusement, Peter Alexander, de l'Institut de recherches britanniques Chester Beatty, devait déclarer que « tout agent capable de rendre un insecte stérile est aussi un puissant mutagène et carcinogène », et conclure à l'interdiction de la stérilisation par aliments - la seule utilisable industriellement -, car elle pourrait conduire à des mutations imprévisibles - en clair, à des monstres ou à l'expansion du cancer... « D'autres techniques ont été étudiées: pièges à mâles, qu'on y attire en les parfumant des sécrétions de la femelle, ultrasons tuant les larves de moustiques. Ils coûtaient cher, et leur efficacité était faible.Industriels contre biologistes
«On en était là en 1969, dit l'Américain, quand un biologiste rappela que «le plus grand facteur empêchant les insectes de submerger la nature est la guerre d'extermination que les animaux se livrent entre eux». Certains bacilles tuent autant d'insectes que le meilleur pesticide, certains protozoaires réduisent sa reproduction, la guêpe japonaise détruit l'insecte des pommeraies, la fourmi rouge, le hibou, la chauve-souris, tous les oiseaux insectivores, l'araignée épeire, la souris, le campagnol tuent l'insecte, sa larve ou son cocon.
«En 1990, nous avons voulu lancer une grande campagne pour « la lutte contre les insectes par nos alliés naturels», les bêtes que la nature semblait avoir précisément créées et maintenues afin qu'elles limitent les populations d'insectes. Tout était prêt, films, articles pour la presse, interviews pour les diverses télévisions du monde, manifestations...
Rappelez-vous, Messieurs, ce qui s'est passé»... Le savant américain souffle un peu, essuie ses lunettes. Les gouvernants se regardent: c'est cette année-là qu'ils avaient été l'objet d'« interventions» d'industriels des produits chimiques. «Vous vous êtes inclinés, n'est-ce pas? poursuit le rapporteur, impitoyable.
Vous n'avez pas voulu savoir que des hommes crevaient du cancer, que l'hépatite virale se répandait! Les enfants-monstres? Il y en avait toujours eu, n'est-ce pas? Et si la courbe des maladies nouvelles montait plus que celle de la population, c'était la faute des médecins ou des industriels de la pharmacie qui n'avaient qu'à inventer des remèdes?
Ils en ont découvert, certes, mais la maladie allait plus vite qu'eux parce que le poison, répandu depuis 1947, avait gagné de proche en proche, atteint la nature entière et qu'on en apportait toujours davantage, pour exterminer les insectes «résistants» sans voir qu'on empoisonnait toute la chaîne alimentaire?
« Responsables de vos nations, vous vous êtes d'abord jugés responsables de l'ordre, et vous avez réduit au silence ceux qui risquaient d'ameuter l'opinion. Le résultat? Le voici...»
L'Américain montre du doigt, sur la carte du monde qui domine le rang des gouvernants, les divers pays:
«Neuf pour cent d'enfants anormaux en France, en 1995, quatorze pour cent aux États-Unis. Le nombre des cancéreux double en cinq ans en Angleterre, triple en Égypte. L'hépatite virale tue plus d'hommes en Asie qu'autrefois la tuberculose, et elle a gagné l'Amérique du Sud. Voulez-vous d'autres chiffres? Ils passeront tout à l'heure à Telstar et le monde entier sera prévenu... » II se tait.
Ces messieurs des gouvernements prient ces messieurs de Pugwash de bien vouloir attendre que l'on constitue des commissions. Ils s'engagent dans une discussion aussi formaliste que vive sur la constitution d'une commission qui serait éventuellement chargée de rédiger ce projet de constitution d'une commission internationale préparatoire.
Les subtilités linguistiques mobilisent à ce point l'attention que le conciliabule des savants, dans un coin du briefing-room, passe inaperçu des gouvernants. Les heures passent. Un peu partout dans le monde, des édifices publics commencent de flamber...
* * * * * * * * *
Or, comme Québécois nous sommes dans l'impossibilité pratique d'agir avec les autres peuples dans le monde afin d'éviter le pire : nous n'avons pas encore de personnalité internationale; le Québec n'est pas encore indépendant. Aussi sommes-nous condamnés à subir la décision des autres nations au lieu d'y participer.
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