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mardi 23 juillet 2019

LES BIEN-PENSANTS

Serge CANTIN (*)
Tribune libre de Vigile
lundi 2 juin 2008

(*) Professeur au département de philosophie, Université du Québec à Trois-Rivières

   Comment peut-on s’étonner du contenu du rapport de la Commission sur les accommodements raisonnables ? Tout n’était-il pas joué à l’avance, comme dans un mauvais boulevard ? Qu’un Jacques Beauchemin se soit finalement dissocié du rapport, cela aussi était prévisible pour qui connaît un tant soit peu le milieu intellectuel québécois. 
 
   Mais qu’est-ce que mon ami Beauchemin est allé faire dans cette galère, lui l’auteur de L’histoire en trop, lui qui avait pourtant participé comme moi, il y a quelques années, au colloque (initié et organisé par Le Devoir) sur « la nation québécoise  », où le souverainiste Bouchard et le fédéraliste Taylor s’étaient entendus comme larrons en foire, tous les deux communiant à la même foi civique, l’un et l’autre en possession tranquille de la vérité multiculturelle du monde, en regard de laquelle la parole du citoyen d’Hérouxville (ou du téléspectateur de TVA ou de TQS) n’a droit qu’au mépris. 
 
Je me permets ici de reproduire, pour étayer ce jugement rapide, quelques extraits du texte que j’ai rédigé pour l’ouvrage auquel donna lieu le colloque en question : « Pour sortir de la survivance », dans Penser la nation québécoise, Éditions Québec Amérique, 2000 :
« Comment nos clercs universitaires en sont-ils arrivés là, à se voir et à nous voir avec les yeux des autres ? Comment ont-ils pu, sous prétexte d’ouverture aux autres, adopter le point de vue des autres sur nous-mêmes ? […]
Mine de rien, le nouveau credo de la nation québécoise ouverte et plurielle, multi- ou transculturelle, mine le projet qu’il prétend servir, en le privant peu à peu de sa raison d’être. Paradoxe terminal de l’histoire de notre peuple, il risque de sonner son requiem.
Car il implique que nous disparaissions par altruisme, que nous renoncions, au nom de la démocratie, au principe même de la démocratie, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à se gouverner.
De ce piège, qui est en train lentement de se refermer sur nous, beaucoup de Québécois dits « de souche » ont conscience, qui ne sont pourtant pas des penseurs professionnels de la nation québécoise. Alors, d’où vient que ces derniers ne le voient pas ; d’où vient qu’ils ne voient rien venir ?
Qu’est-ce qui les rend aussi intellectuellement absents au « phénomène de la vulnérabilité mortelle du Québec », pour reprendre la formule de Pierre Vadeboncoeur dans Gouverner ou disparaître ?
C’est qu’à force de ne vivre qu’avec ses semblables, dans sa tour d’ivoire universitaire, l’intellectuel finit par perdre, sans même s’en rendre compte, le sens commun dont parle Descartes au début du Discours de la méthode, ce sens commun qui est aussi le sens politique par excellence [...]
Que reste-t-il, dès lors, à notre penseur de haut vol pour penser la « nation québécoise » ? Il lui reste la logique qui, laissée à elle-même, privée de son lien avec le monde et avec l’expérience historique, se trouve non seulement à la merci de toutes les idéologies de passage, de la dernière mode intellectuelle venue, du dernier modèle à plaquer sur la réalité (il faudra bien que l’on fasse un jour l’histoire de cette colonisation de la pensée québécoise), mais surtout extrêmement vulnérable à la sophistique antinationaliste et à toutes les manœuvres qui visent à affaiblir la nation francophone en nourrissant chez ses membres la honte et le mépris de leur propre histoire collective.
Il n’en fut pas toujours ainsi pourtant.
Les grands intellectuels de la génération précédente (les Dumont, Miron, Vadeboncoeur, Perrault, Rioux, etc.) ne se sont jamais voulus au-dessus de la mêlée, jamais désolidarisés de l’aventure collective. La conscience malheureuse des Canadiens français, ils l’avaient assumée comme la leur propre (« À tous je me lie jusqu’à l’état de détritus s’il le faut », disait Miron le Magnifique). La fatigue culturelle de leur peuple, ils l’avaient d’abord reconnue en eux-mêmes, comme Hubert Aquin, avec une impitoyable lucidité […]
Fernand Dumont avait coutume de répéter qu’il était nationaliste par nécessité, et qu’il ne l’aurait sans doute jamais été s’il avait appartenu à une grande nation, sûre d’elle-même et de son avenir. Chez lui, le nationalisme était non une fin en soi mais ce moyen indispensable auquel avait dû recourir la petite nation française d’Amérique d’abord pour survivre, puis pour essayer ensuite de sortir de la survivance où elle végète depuis plus de deux siècles. Car il y a un prix à la survivance.
Un prix très élevé. Qu’on ne le dise pas, ou qu’on ne le dise plus, en dit long sur la profondeur de notre fracture sociale et sur la censure qu’exercent les privilégiés de la culture. Pardonneront-ils jamais à Fernand Dumont d’avoir enfreint cette censure en posant crûment la question : « Une nation comme la nôtre vaut-elle la peine d’être continuée ? »
Être nationaliste aujourd’hui au Québec, c’est répondre oui à cette question avec l’espoir qu’un jour nos enfants n’aient plus à se la poser, qu’ils n’aient plus à être nationalistes, mais qu’ils puissent être enfin tout simplement de leur nation. Être nationaliste, cela veut dire, pour moi, demeurer fidèle à ce néonationalisme issu de la Révolution tranquille et qui se trouve aujourd’hui de plus en plus remis en question par les souverainistes eux-mêmes, obnubilés par la nouvelle orthodoxie des identités ouvertes, plurielles, métissées, postmodernes, orthodoxie dont de nombreux universitaires se font les complices, quand ce ne n’est pas les théoriciens.

Serge Cantin

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