Ou comment un peuple disparait
quand il n'a pas d'État
La Presse,
Montréal, 13 juin 2004
Pierre
Falardeau a déjà menacé :
« Si
on ne fait pas l’indépendance, le Québec sera comme un gros Sudbury. »
Au moment où la question du bilinguisme revient dans l’actualité
à la faveur de
la campagne électorale (fédérale),
La Presse est allée voir comment vivent les
francophones de cette ville ontarienne,
où 35% des gens parlent encore
français.
Mais un français silencieux et souterrain
qui disparait à près de 50% par génération...
au Québec sans l'indépendance.
À la caisse populaire Saint-Jean-de-Brébeuf de Sudbury,
les instructions s'illuminent en français à l'écran du guichet automatique.
Autant dire en chinois pour le premier client de la file, incapable de réaliser
sa transaction sans appeler un ami à la rescousse.
Le jeune homme s'appelle Legault. Mais, comme plusieurs
des 500 000 Franco-Ontariens, son nom de famille ne veut plus rien dire. C'est
désormais son prénom, Jason, qui révèle la langue qu'il parle. « Mes deux
parents sont francophones, mais moi, je n'ai jamais appris le français »,
explique le jeune résidant de Sudbury.
Dans sa grise ville minière, environ 35% de la
population continue de parler français. Mais elle parle un français invisible.
Un français silencieux, qu'on entend à peine dans les allées de l'épicerie. « À
la caisse, il faut chercher la petite étiquette pour vérifier si la caissière
s'appelle Shirley ou Josette. Mais des fois, tu ne veux pas te casser la tête.
Tu veux juste acheter ton steak haché et t'en aller. Pour les gens d'ici, le
français est une langue qui ne se parle pas fort, sauf en privé »,
explique Louis-Pierre Pichette, qui étudie l'histoire à l'Université Laurentienne.
« Ici, tu peux
passer des années à bavarder avec quelqu'un en anglais avant d'apprendre qu'il
est aussi francophone », renchérit le professeur de droit Henri Pallard, un
francophone de la Colombie-Britannique qui enseigne à Sudbury depuis 20 ans.
Non loin de son bureau, à la bibliothèque, les
journaux en français s'empilent sans être lus, même si 22 % des 4000 étudiants
sont officiellement francophones. En ville, la librairie Chapters refuse de vendre
des livres en français, sauf des dictionnaires. « Mais ils les classent dans la
section Langues étrangères. C'est super-insultant! » s'indigne Louis-Pierre
Pichette.
À la cafétéria de l'université, l'anglais domine
presque autant. « Même si on est une douzaine de francophones à la même
table, dès qu'un anglo arrive, on switch à l'anglais parce que, sinon,
lui, il ne comprend pas et on feel mal. On se sent impolis, je sais
pas... » justifie l'étudiant en sciences informatiques Patrick Brazeau.
À deux pas; la Franco-Albertaine Anne Lévesque confie
avoir encore du mal à s'habituer: « L'autre jour, ma coiffeuse a lancé: Hey,
you are a francophone! l am too! Puis elle a continué de converser en anglais... »
PAS FRANCOPHONES: BILINGUES
En Ontario, les jeunes francophones n'ont pas envie de
s'afficher comme tels, analyse le porte-parole de l'Université Laurentienne,
Paul de la Riva. «Nos étudiants préfèrent dire: Je suis bilingue. Pour eux, le
français est associé, à tout ce qui est plate: l'école, l'église, la
discipline familiale... L'anglais, c'est cool; c'est la télé, le fun,
les loisirs... »
Il y a quelques décennies, le grand-père maternel du
professeur Gaétan Gervais transformait déjà son nom de Sauvage à Savage, pour
pouvoir se prétendre écossais. « Les gens s'inventent souvent des
généalogies; C'est plus prestigieux que d'être Canadien français », explique
l'historien.
A l'école secondaire McDonald-Cartier, des centaines
d'élèves continuent néanmoins de peiner sur les conjugaisons françaises. « C'est
plus facile de pogner une job avec » laisse tomber une adolescente.
Dans les commerces, c'est une autre histoire. Il y a
quelque temps, un ami du professeur Gervais a dû retirer une affiche bilingue
de sa quincaillerie. « Les commerçants perçoivent les francophones comme
n'importe quel groupe ethnique. Ils se disent: Si j’affiche en français, il
faudra que je le fasse aussi en finlandais et en ukrainien. Il faut se
contenter de la langue commune », expose Pierre Lemelin, un Québécois
établi à Sudbury depuis 12 ans.
Même au café-tabagie Black Cat, qui offre toutes les
publications françaises imaginables (d'Allô Police au Monde en
passant par La Presse et les romans d'auteurs franco-ontariens), Diana
O'Donnell ne voit pas l'intérêt d'afficher en français. « Pourquoi? demande la
copropriétaire. On est dans un pays bilingue. C'est compris, c'est pas nécessaire
de le crier partout. Si un francophone s'adresse à moi avec un accent, je n'ai
qu'à lui parler en français. »
« Les franco-ontariens
ne sont pas comme les Québécois, résume l'expatrié Éric Grenier, rencontré à la
station locale de Radio-Canada. Ils n'ont pas une mentalité de majoritaires.
Ils n'aiment pas sortir les drapeaux. Ils préfèrent se battre pour avoir des
événements culturels. Parce qu'ils ont une culture qui ne ressemble en rien à
ce qui se fait au Québec. Il leur manque seulement les outils pour la diffuser.
»
FOUILLER L'UNDERGROUND
Au café étudiant, le jeune Louis-Pierre Pichette confirme
que « le français est là ». « Il suffit de se faire une espèce
de cercle pour savoir où aller. Il faut trouver le noyau solidaire un peu underground »,
dit-il.
« Le problème, avec nos gens, c'est qu'ils ne
sont pas assez curieux, tranche Mme O'Donnell. Ils croient encore que, pour
avoir accès à la culture, il faut aller à Montréal ou à Toronto. Ils n'ont pas
encore découvert que Sudbury n'est plus une ville de mineurs et qu'on y offre
beaucoup plus de produits français qu'avant. »
Le Québec, pourtant, leur semble plus éloigné que
jamais. « A la bibliothèque municipale, les romans québécois sont classés
sous Littérature étrangère »,
note Jean-François Nadeau, ancien professeur d'histoire de
l'Université Laurentienne.
Derrière sa porte couverte de slogans, le professeur
de droit Henri Pallard justifie la chose: « Le Québec nous a abandonnés et comme
rayés de la carte, dit-il. Les Québécois ont tout intérêt à voir le français
disparaître à l'extérieur d'eux, sinon leur argument en faveur de la séparation
ne tient pas. »
« Avant, nous
étions la partie ontarienne du Canada français. Aujourd'hui, nous sommes la
partie française de l'Ontario », résume pour sa part le professeur Gaétan
Gervais.
Depuis, le Québec agace ou effraie les étudiants, dit-il.
« Les jeunes francophones écoutent tellement les nouvelles en anglais qu'ils
répètent en français ce que disent les anglophones. Ils pensent pareil. Ils
trouvent le Québec capricieux », note Paul de la Riva.
Anne Lévesque, elle, a carrément renoncé à venir
étudier à Montréal. « Au secondaire, nos profs québécois passaient leur
temps à nous taper sur les doigts. Et puis les jeunes Québécois qu'on rencontre
rient sans arrêt de notre accent. Ça nous donne un sentiment d'infériorité»,
justifie la jeune femme…
« C'est
dommage, dit-elle. - Parce qu'à Sudbury, je parle encore moins français
qu'avant. Je bégaye autant. C'est triste parce que je me sens plus moi-même
quand je parle français. C'est plus ma vraie personne. »
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