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jeudi 31 décembre 2020

LE FRANÇAIS INVISIBLE

Ou comment un peuple disparait

quand il n'a pas d'État

 

La Presse, Montréal, 13 juin 2004

 

Pierre Falardeau a déjà menacé : 
« Si on ne fait pas l’indépendance, le Québec sera comme un gros Sudbury. » 
Au moment où la question du bilinguisme revient dans l’actualité
à la faveur de la campagne électorale (fédérale),
La Presse est allée voir comment vivent les francophones de cette ville ontarienne,
où 35% des gens parlent encore français.
Mais un français silencieux et souterrain 
qui disparait à près de 50% par génération...


C'est indiscutablement ce qui nous attend
au Québec sans l'indépendance.

 -o-o-o-

À la caisse populaire Saint-Jean-de-Brébeuf de Sudbury, les instructions s'illuminent en français à l'écran du guichet automatique. Autant dire en chinois pour le premier client de la file, incapable de réaliser sa transaction sans appeler un ami à la rescousse.


Le jeune homme s'appelle Legault. Mais, comme plusieurs des 500 000 Franco-Ontariens, son nom de famille ne veut plus rien dire. C'est désormais son prénom, Jason, qui révèle la langue qu'il parle. « Mes deux parents sont francophones, mais moi, je n'ai jamais appris le français », explique le jeune résidant de Sudbury.


Dans sa grise ville minière, environ 35% de la population continue de parler français. Mais elle parle un français invisible. Un français silencieux, qu'on entend à peine dans les allées de l'épicerie. « À la caisse, il faut chercher la petite étiquette pour vérifier si la caissière s'appelle Shirley ou Josette. Mais des fois, tu ne veux pas te casser la tête. Tu veux juste acheter ton steak haché et t'en aller. Pour les gens d'ici, le français est une langue qui ne se parle pas fort, sauf en privé », explique Louis-Pierre Pichette, qui étudie l'histoire à l'Université Laurentienne.


 « Ici, tu peux passer des années à bavarder avec quelqu'un en anglais avant d'apprendre qu'il est aussi francophone », renchérit le professeur de droit Henri Pallard, un francophone de la Colombie-Britannique qui enseigne à Sudbury depuis 20 ans.


Non loin de son bureau, à la bibliothèque, les journaux en français s'empilent sans être lus, même si 22 % des 4000 étudiants sont officiellement francophones. En ville, la librairie Chapters refuse de vendre des livres en français, sauf des dictionnaires. « Mais ils les classent dans la section Langues étrangères. C'est super-insultant! » s'indigne Louis-Pierre Pichette.


À la cafétéria de l'université, l'anglais domine presque autant. « Même si on est une douzaine de francophones à la même table, dès qu'un anglo arrive, on switch à l'anglais parce que, sinon, lui, il ne comprend pas et on feel mal. On se sent impolis, je sais pas... » justifie l'étudiant en sciences informatiques Patrick Brazeau.


À deux pas; la Franco-Albertaine Anne Lévesque confie avoir encore du mal à s'habituer: « L'autre jour, ma coiffeuse a lancé: Hey, you are a francophone! l am too! Puis elle a continué de converser en anglais... »


PAS FRANCOPHONES: BILINGUES


En Ontario, les jeunes francophones n'ont pas envie de s'afficher comme tels, analyse le porte-parole de l'Université Laurentienne, Paul de la Riva. «Nos étudiants préfèrent dire: Je suis bilingue. Pour eux, le français est associé, à tout ce qui est plate: l'école, l'église, la discipline familiale... L'anglais, c'est cool; c'est la télé, le fun, les loisirs... »


Il y a quelques décennies, le grand-père maternel du professeur Gaétan Gervais transformait déjà son nom de Sauvage à Savage, pour pouvoir se prétendre écossais. « Les gens s'inventent souvent des généalogies; C'est plus prestigieux que d'être Canadien français », explique l'historien.


A l'école secondaire McDonald-Cartier, des centaines d'élèves continuent néanmoins de peiner sur les conjugaisons françaises. « C'est plus facile de pogner une job avec » laisse tomber une adolescente.


Dans les commerces, c'est une autre histoire. Il y a quelque temps, un ami du professeur Gervais a dû retirer une affiche bilingue de sa quincaillerie. « Les commerçants perçoivent les francophones comme n'importe quel groupe ethnique. Ils se disent: Si j’affiche en français, il faudra que je le fasse aussi en finlandais et en ukrainien. Il faut se contenter de la langue commune », expose Pierre Lemelin, un Québécois établi à Sudbury depuis 12 ans.


Même au café-tabagie Black Cat, qui offre toutes les publications françaises imaginables (d'Allô Police au Monde en passant par La Presse et les romans d'auteurs franco-ontariens), Diana O'Donnell ne voit pas l'intérêt d'afficher en français. « Pourquoi? demande la copropriétaire. On est dans un pays bilingue. C'est compris, c'est pas nécessaire de le crier partout. Si un francophone s'adresse à moi avec un accent, je n'ai qu'à lui parler en français. »


 « Les franco-ontariens ne sont pas comme les Québécois, résume l'expatrié Éric Grenier, rencontré à la station locale de Radio-Canada. Ils n'ont pas une mentalité de majoritaires. Ils n'aiment pas sortir les drapeaux. Ils préfèrent se battre pour avoir des événements culturels. Parce qu'ils ont une culture qui ne ressemble en rien à ce qui se fait au Québec. Il leur manque seulement les outils pour la diffuser. »


FOUILLER L'UNDERGROUND


Au café étudiant, le jeune Louis-Pierre Pichette confirme que « le français est là ». « Il suffit de se faire une espèce de cercle pour savoir où aller. Il faut trouver le noyau solidaire un peu underground », dit-il.


« Le problème, avec nos gens, c'est qu'ils ne sont pas assez curieux, tranche Mme O'Donnell. Ils croient encore que, pour avoir accès à la culture, il faut aller à Montréal ou à Toronto. Ils n'ont pas encore découvert que Sudbury n'est plus une ville de mineurs et qu'on y offre beaucoup plus de produits français qu'avant. »


Le Québec, pourtant, leur semble plus éloigné que jamais. « A la bibliothèque municipale, les romans québécois sont classés sous Littérature étrangère », note Jean-François Nadeau, ancien professeur d'histoire de l'Université Laurentienne.


Derrière sa porte couverte de slogans, le professeur de droit Henri Pallard justifie la chose:  « Le Québec nous a abandonnés et comme rayés de la carte, dit-il. Les Québécois ont tout intérêt à voir le français disparaître à l'extérieur d'eux, sinon leur argument en faveur de la séparation ne tient pas. »


 « Avant, nous étions la partie ontarienne du Canada français. Aujourd'hui, nous sommes la partie française de l'Ontario », résume pour sa part le professeur Gaétan Gervais.


Depuis, le Québec agace ou effraie les étudiants, dit-il. « Les jeunes francophones écoutent tellement les nouvelles en anglais qu'ils répètent en français ce que disent les anglophones. Ils pensent pareil. Ils trouvent le Québec capricieux », note Paul de la Riva.


Anne Lévesque, elle, a carrément renoncé à venir étudier à Montréal. « Au secondaire, nos profs québécois passaient leur temps à nous taper sur les doigts. Et puis les jeunes Québécois qu'on rencontre rient sans arrêt de notre accent. Ça nous donne un sentiment d'infériorité», justifie la jeune femme…


 « C'est dommage, dit-elle. - Parce qu'à Sudbury, je parle encore moins français qu'avant. Je bégaye autant. C'est triste parce que je me sens plus moi-même quand je parle français. C'est plus ma vraie personne. »

 



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