L’EXÉCUTION DE PIERRE LAPORTE
Les
dessous de l’« Opération Essai » [1]
Chapitre 1
Première partie
« Une semaine après les élections du 29 avril 1970, soit le
7 mai, le cabinet fédéral forma un comité spécial ayant pour tâche d'évaluer
dans quelles circonstances un électrochoc pourrait être appliqué aux Québécois.
Infiltré depuis un certain temps, le F.L.Q. servirait de détonateur. La bombe,
cette fois, serait la promulgation en pleine nuit de la Loi des mesures de
guerre. On verrait bien alors si les Québécois étaient prêts à « faire la
guerre », s'il le fallait, pour conquérir leur indépendance, ou s'ils
vomiraient plutôt le séparatisme sous l'effet du choc subi. »
Les préparatifs de la crise d'octobre
Comme l'affirmait le professeur Maxwell Cohen le 16
octobre 1970, le Québec était devenu depuis dix ans un « immense laboratoire
de mutations sociales ». Croyant, comme plusieurs citoyens, en la
possibilité d'un renversement imminent du système établi, le professeur Cohen allait même, ce jour-là, jusqu'à comparer les événements en
cours depuis l'enlèvement du diplomate James Cross (le 5 octobre) à une tentative
réelle et délibérée de « restructuration révolutionnaire de la société »
par le F.L.Q. [[2]].
Ce que le professeur Cohen ignorait, c'est que cette
"crise", qui venait d'atteindre son paroxysme avec la proclamation de
la Loi des mesures de guerre par le gouvernement Trudeau, avait été
soigneusement planifiée à l'avance par le Strategic
Operations Center d'Ottawa.
L'arme de l'électrochoc
Non seulement les autorités fédérales étaient-elles
résolues en 1970 à donner une leçon radicale, "une bonne claque", aux
indépendantistes québécois, mais elles voulaient en même temps, par une espèce
d'électrocution sociale, obliger toutes les forces en présence au Québec à
révéler sans équivoque et une fois pour toutes leurs véritables tendances à
long terme.
En effet, les mandarins fédéraux estimaient extrêmement
dangereuses pour la stabilité future du système l'absence d'affrontements
clairs et la permanence des flottements idéologiques qu'entretenait depuis le
gouvernement Lesage la valse-hésitation entre "fédéralistes à demi"
et "séparatistes à demi". Au Canada anglais, les oscillations continuelles
entre autonomisme, séparatisme et fédéralisme "renouvelé" ne
permettaient jamais d'obtenir une réponse définitive à l'éternelle question :
Que veulent au juste les Québécois? Vers quel régime sont-ils en train de se diriger
?
Or, la précision que l'on peut attendre d'une réponse
collective de cette nature dépend de l'intensité avec laquelle elle est
formulée par la population. En d'autres termes, une réponse précise à la
question posée exige un choc intense et collectif. Ce choc, quel qu'il
soit, doit être assez fort pour produire une réponse globale dans le plus court
laps de temps possible. Et plus cette réponse sera intense, donc précise, moins
elle donnera prise à de fausses interprétations de la situation politique et
sociale à court et à long terme, et moins elle sera susceptible d'engendrer des
malentendus et des surprises « historiques ».
La crise d'octobre et l'imposition des Mesures de guerre,
voilà le choc imaginé en 1970 par les stratèges fédéraux... qui voyaient loin.
Bien avant la création du Parti québécois, en 1964, Pierre
Trudeau assimilait déjà le mouvement indépendantiste
québécois à une conspiration dangereuse dont l'unique objet était de saper les
fondements de la démocratie et de la liberté, indissociables dans son
esprit de "l'unité canadienne". Trudeau était de plus fortement
inquiet de l'autonomisme affiché par le gouvernement Lesage et qui, selon lui,
stimulait la subversion séparatiste. Arrivé à Ottawa, il a tôt fait de
privilégier l'affrontement et la provocation (comme à la Saint-Jean de 1968)
pour clarifier la situation. Mais, jusqu'à l'arrivée de Robert Bourassa
à la direction du Parti libéral du Québec, personne au Québec ne semblait
disposé à collaborer vraiment à sa stratégie.
Lors du scrutin d'avril 1970, les indépendantistes
« groupusculaires » firent une percée imprévue en obtenant un quart
du vote populaire. A Ottawa, les cerveaux se mirent aussitôt en branle. Il
fallait à tout prix savoir rapidement si cette montée indépendantiste
constituait un simple accident politique ou si, au contraire, elle exprimait
une tendance irréversible. (Les États-Unis et l'O.T.A.N. étaient aussi désireux
qu'Ottawa de connaître la réponse.)
Interroger les Québécois à ce sujet par les moyens traditionnels
(comme les sondages) entraînerait une perte de temps inutile, car, depuis
l'émergence de l'idée d'indépendance au Québec, il ne manquait pas de « fédéralistes » pour avouer leur intérêt pour les thèses séparatistes
et le nationalisme contaminait tout le monde, se promenant de la souveraineté-association au réaménagement des compétences
constitutionnelles, en passant par la révolution socialiste et la thèse des États
associés, etc. Aux yeux effarés de Trudeau et de son équipe, les Québécois
semblaient tous plus ou moins complices de la subversion, c'est-à-dire de cette
volonté diabolique de ne plus se soumettre ni s'adapter au cadre rigide et
centralisateur de "l'unité canadienne". L'érosion collective du
sentiment d'appartenance au Canada "indivisible" tirait le Québec non
seulement en dehors du cadre constitutionnel mais aussi en dehors de la
démocratie!
Une semaine après les élections du 29 avril 1970, soit le
7 mai, le cabinet fédéral forma un comité spécial ayant pour tâche d'évaluer
dans quelles circonstances un électrochoc pourrait être appliqué aux Québécois.
Infiltré depuis un certain temps, le F.L.Q. servirait de détonateur. La bombe,
cette fois, serait la promulgation en pleine nuit de la Loi des mesures de
guerre. On verrait bien alors si les Québécois étaient prêts à « faire la
guerre », s'il le fallait, pour conquérir leur indépendance, ou s'ils
vomiraient plutôt le séparatisme sous l'effet du choc subi.
Les média, quant à eux, serviraient à
« brancher » l'ensemble de la population et à provoquer, au moment
voulu, l'instantanéité dans le choc.
Ainsi donc, sous le couvert d'une lutte à finir entre le F.L.Q. et « les
autorités en place », la crise d'octobre serait pour Ottawa l'occasion
d'opérer un vaste référendum électronique et de mesurer la force réelle
du sentiment indépendantiste dans la population.
McLuhan a qualifié la crise d'octobre de « première
révolution électronique de l'histoire ». Son affirmation est juste si l'on
entend par là que, pour la première fois, un gouvernement occidental utilisa
l'électronique comme moyen privilégié d'affirmer sa force et d'éprouver celle
de ses adversaires.
Le Comité du 7 mai 1970 n'était pas sans savoir que les
péripéties de la crise seraient, de minute en minute, diffusées et dramatisées
par les média et que cette retransmission instantanée des événements et des
rumeurs créerait rapidement le climat de tension requis pour mener le plus loin
possible "l'escalade organisée" de 1'électrocution collective. Bien
sûr, il y aurait des distorsions de toutes sortes, car une société est un
organisme vivant très complexe et, partant, vulnérable à ce type d'agression.
Mais le jeu en valait la chandelle pour le gouvernement Trudeau. D'ailleurs, la
surprise totale que provoquerait cet électrochoc empêcherait les adversaires de
réagir efficacement et permettrait au gouvernement d'amplifier ou d'atténuer,
en fonction de ses calculs, les effets cumulatifs de la crise. (Voir appendice l,
p. 177 et suivantes.)
La mise en application de cette opération inédite en
Occident fut confiée au Centre des opérations stratégiques (le S.O.C.) qui
avait ses quartiers généraux sur la rue Sparks à
Ottawa. Le S.O.C. était formé, entre autres, de Jim Davey,
Arnold Masters, Robin Bourne, Fernand Cadieux, Jean-Pierre Mongeau,
Jean-Pierre Goyer, et des représentants de l'armée et
de la G.R.C. Il relevait directement de Pierre Trudeau et de Marc Lalonde.
L'existence du S.O.C. ne fut révélée que cinq ans plus tard dans une émission
du réseau C.B.C. sur la crise d'octobre.
Le S.O.C. avait, depuis plusieurs mois, un portrait
détaillé des felquistes qui formeraient plus tard les cellules Libération et
Chénier. Il connaissait leurs projets. Il les laissa s'organiser.
Parallèlement se déroulaient au collège militaire de Kingston des "war games"
destinées aux officiers supérieurs de l'armée et à des représentants de
l'escouade combinée anti-terroriste (C.A.T.). Le moment venu, il ne resterait
plus qu'à mobiliser solidement l'attention générale sur les "exploits du F
.L.Q.", puis, cela fait, à transformer cette attention soutenue en une
tension de plus en plus vive qui, de l'enlèvement d'un « Anglais » à
l'assassinat d'un "Canadien français", de la démagogie verbale à
l'occupation militaire, obligerait chaque Québécois à prendre position pour ou
contre cette "conspiration subversive que constitue le séparatisme
du P.Q. au F.L.Q.", pour ou contre le danger mortel du
nationalisme qui menace l'existence de "l'État même du Québec" (Jean
Marchand, 16 octobre 1970).
Les aveux candides de Gérard Pelletier
Bien candidement, l'ex-ministre Gérard Pelletier avouait
dans son ouvrage sur la crise d'octobre : "Le rôle d'un gouvernement,
c'est sans doute d'administrer les intérêts et de promouvoir les valeurs de la
collectivité. Et c'est bien plus encore. Tout gouvernement a la mission d'accoucher
la société de son avenir, de prévoir et de provoquer les changements
qui s'imposent..." [[3]]
Et Pelletier d'ajouter plus loin: "Il y a en effet
quelque chose de mathématique dans le déroulement d'une crise de cette
nature" [[4]].
Puis, parlant de la répression de 1970, exercée au nom de la défense d'un
pouvoir établi qui, en fait, n'était nullement menacé, l'ex-journaliste de
l'équipe Trudeau écrivait savamment: "Le véritable défi à cet égard, c'est
de ne pas dévier de la trajectoire initiale, de ne pas faire servir la
répression à d'autres fins que celles, précises et circonstancielles, pour
lesquelles elle a été déclenchée." [[5]]
"Le pouvoir garde le choix de puiser plus ou moins dans cet
arsenal, et d'utiliser plus ou moins longtemps les instruments qui s'y
trouvent." [[6]]
Les techniques ~~varient (...) dans leur intensité et dans leur durée"
[[7]],
mais elles doivent demeurer toujours tangentes au cercle (délimité
préalablement) du champ de contrôle.
Bref, à condition de ne pas perdre le contrôle de la
machine, "une crise de cette nature" peut être réglée de manière
mathématique en vue "d'accoucher la société de son avenir",
c'est-à-dire de cet avenir que le pouvoir a défini pour elle.
Pelletier, dans le même ouvrage, n'hésitait pas à
qualifier l'action du gouvernement Trudeau en 1970 de "logique
implacable" [[8]],
à l'intérieur de laquelle "les rôles (étaient) distribués à l'avance"
[[9]].
Pareil "déterminisme politique", bien sûr, « engendre fatalement
un certain nombre d'injustices » et ~~on peut même ajouter sans grand
risque d'erreur que (...) les premières victimes de ces injustices se
recruteront principalement dans les milieux d'opposition". [[10]]
Pas bête, ce Pelletier!
De toute évidence, le livre « justificatif » de
Gérard Pelletier sur la crise d'octobre a directement été inspiré par les
mandarins du Strategic Operations
Center. (Voir "Le danger péquiste", pp.
146-148).
Le génie de Trudeau et de son équipe, durant et après les
événements de 1970, a été de mettre au compte du F.L.Q. (de dix individus au
total) le piège qu'ils avaient eux-mêmes tendu aux Québécois, de prêter aux
« extrémistes » les agissements mêmes du pouvoir.
N'empêche que le « référendum électronique »
d'octobre 1970 (bien différent de celui qu'envisage d'organiser le Parti
québécois!) a constitué l'une des pires agressions qu'ait eu à subir le
Québec dans toute son histoire.
Cet
électrochoc unique dans les annales politiques contemporaines, il y avait déjà
plusieurs années que l'armée et la police en plus des autorités politiques, s'y
préparaient.
Les préparatifs de l'armée
Comme il se doit, les idées directrices du coup de force
de 1970 venaient des États-Unis, nos puissants et uniques voisins qui, par le
biais des traités de l'O.T.A.N. et de N.O.R.A.D., exercent,
entre autres, depuis trente ans, une véritable
tutelle sur l'armée canadienne et sur ses dispositifs d'intervention à
l'intérieur comme à l'extérieur.
En fonction de la réalisation de leur
objectif principal qui est « la rationalisation continentale" des
activités économiques, politiques et militaires, les Américains ont depuis
longtemps saisi les avantages énormes qu'ils pouvaient retirer d'un contrôle
électronique des « choix » humains. Ils furent les
premiers, à la fin des années 40, à entrevoir l'impact social des dernières
découvertes en informatique, découvertes qui, en permettant désormais de
mesurer quantitativement l'information et, par conséquent, de la contrôler
scientifiquement, rendaient possible l'utilisation politique
"rationnelle" ("fonctionnelle" dans le jargon de Trudeau,
ancien élève de l'université Harvard), planifiée à long terme et
monopolistique, des média et des télécommunications.
Désormais, l'intégration des individus et des collectivités
à un système politique « démocratique », tout en continuant de
s'appuyer sur les moyens conventionnels (polices, tribunaux, machines
électorales, etc.), pourrait être facilitée par une « fusion »
idéologique planifiée et accélérée des cerveaux humains, des télécommunications
et des ordinateurs.
L'impérialisme s'est donc empressé de récupérer des mains
des chercheurs les techniques scientifiques qui permettent de contrôler les
sources d'information et les canaux de diffusion, afin de s'assurer que toutes
les "données" d'une question sociale ou politique soient acheminées
sans interférence aux centres de décisions du pouvoir pour en ressortir ensuite
"librement" sous forme de programmes, de propagande et d'impulsions.
Cette opération, que le pouvoir monopolistique tend à rendre permanente, n'a
qu'un but : maintenir le troupeau dans une servitude volontaire et
cultiver une complicité collective, morale et mentale, avec l'ordre établi.
Bref, le pouvoir monopolistique ne vise à
rien de moins qu'à l'établissement sur le continent d'un "système social à
commande directe" qui pourra expulser une fois pour toutes de la société
" fonctionnelle" tout risque de révolution populaire ou de
changements culturels anarchistes". C'est le cas de dire que, pour le
pouvoir fonctionnel", là où commence l'homme libre, la sécurité de l'État
se trouve menacée.
La modernisation de l'appareil répressif passe donc
aujourd'hui par la maîtrise aussi complète que possible de la machine
informatique et par la centralisation, au sein d'un organisme unique de
coordination, de tous les groupes voués au "maintien de l'ordre". Au Canada, cet organisme de coordination est le Centre
national de planification des mesures d'urgence (C.N.P.M.U.) qui, avec le
S.O.C., a pour fonction, au moyen d'une "planification créatrice"
fondée sur "les systèmes informatiques", de "réduire au
minimum le nombre de crises imprévisibles" (Groupe d'étude du temps de
crise sur le renforcement du dispositif d'intervention au sein de
l'administration fédérale, Ottawa, 15 octobre 1972) et, à l'occasion, de
fabriquer de toutes pièces un état de crise susceptible de justifier dans
l'opinion publique l'expérimentation du dispositif global d'intervention
(c'est-à-dire de répression) en temps de paix.
La crise d'octobre, comme on le verra un peu plus loin,
fut pour l'armée une "expérience" à laquelle elle donna le nom
d'Opération Essai. Cette opération fut politiquement une tentative d'éliminer
l'aléatoire, l'imprévu, que représentait (que représente encore) pour l'avenir
du "Canada indivisible" la contestation indépendantiste québécoise.
En même temps, l'équipe Trudeau visait à"accoucher" la société
québécoise de "son avenir" canadien, comme dirait Gérard Pelletier, un
avenir où les rôles "sont distribués à l'avance" par la Constitution
et où les comportements sociaux et politiques doivent demeurer fonctionnels,
c'est-à-dire « réglés de manière mathématique ».
Ce fonctionnalisme, sans le soutien logistique de l'armée,
ne serait qu'un idéalisme nourri de fascisme vulgaire.
Mais l'armée n'est que trop heureuse de coopérer avec une
politique qui vise à réaliser la fonctionnalisation des choix humains et à
abolir la contestation du système qu'elle a justement pour tâche de maintenir
inchangé. D'autant plus que l'armée, en Amérique du Nord, s'est vu confier la
mission de combattre les ennemis de l'intérieur avec la même efficacité que
ceux de l'extérieur.
Ainsi,
aux États-Unis et au Canada, l'armée s'est mise à concevoir dans les années 60
des scénarios fictifs d'insurrections, de troubles civils, etc. Scénarios qu'il
fallut mettre à l'épreuve, comme à l'université de Kent [[11]], pour, si nécessaire, corriger les faiblesses de la force
de frappe « at home ». Aux
États-Unis, l'ensemble de ces opérations expérimentales reçut le nom de
"Garden Plot" [[12]].
Au Canada, en 1970, ce fut l'Opération Essai
qui, par une provocation planifiée, visa un
triple objectif: roder l'appareil répressif à l'échelle du pays, centraliser
toutes les données disponibles sur la subversion (et plus particulièrement
celles concernant "la subversion séparatiste"), et renforcer l'unité
canadienne par la désorganisation et la dislocation aussi complètes
que possible des organismes qui encadraient le nationalisme québécois. Ce
troisième objectif ne fut atteint qu'à moitié à cause d'un début de mutinerie
dans les rangs francophones de l'armée, ce qui provoqua une véritable purge en
1971. Plusieurs des militaires "séparatistes" furent ainsi éliminés
de l'armée canadienne, sous divers prétextes (état de santé, etc.).
(Le plan original de l'Opération Essai prévoyait de
"foncer dans le tas" et d'incarcérer les dirigeants du Parti
québécois, des centrales syndicales et d'organismes sociaux, jugés
"irresponsables" : tous ceux-là en somme qui, comme l'écrivait Gérard
Pelletier dans La Crise d'octobre (p. 179), manifestaient, par leur
opposition à l'action du pouvoir central, une "complaisance", une
"sympathie inavouée pour les valeurs ou les moyens" de la subversion
felquiste.)
C'est en 1960 qu'il faut chercher les origines de
l'Opération Essai. Cette année-là, l'armée élabora un premier plan
d'action visant à contrer d’éventuelles "insurrections" dans la « Belle
Province » [[13]].
L'élaboration de ce plan fut confiée à la Section de planification des opérations
de l'armée pour le Québec (The Planning and Operations Section of the Quebec Command). La
prise du pouvoir à Québec par l'équipe réformiste de Jean Lesage venait de
mettre abruptement fin à plus de vingt ans de stabilité politique et sociale
dans la province.
Le « tournant historique » de la révolution
tranquille, selon l'armée, comportait des risques de « troubles
civils ». Bien sûr, il n'était pas encore question de faire subir à la
population du Québec, le type d'électrocution collective que nous connaîtrons
en 1970. Mais il fallait se préparer à toutes les éventualités.
Pour se faire la main,
un bataillon de 1 000 soldats fut envoyé en 1961 au pénitencier de
Saint-Vincent-de-Paul où une émeute avait éclaté. Puis, à partir de 1963,
l'armée établit une liaison avec les services policiers du Québec et leurs
escouades antisubversives, par suite de l'entrée en scène du Front de
libération du Québec. Le Plan Revolt, conçu
par le Pentagone en 1962 pour étudier les mutations sociales qui s'opéraient au
Québec, prévoyait d'ailleurs cette liaison. (Le Revolt
Project a été révélé en février 1966 par les journaux de Toronto.) Depuis
longtemps déjà, les services de renseignements de l'armée collaboraient
étroitement avec ceux de la G.R.C. À partir de 1963, mais surtout dans les
années 1964-1965, cette collaboration s'étendit à la Sûreté du Québec
(chapeautée par d'anciens officiers de la G.R.C.)
et à l'escouade anti-terroriste de la police de Montréal. Les liens entre
militaires et policiers devinrent rapidement institutionnels et opérationnels,
suivant le modèle adopté aux États-Unis en prévision de la répression des
« émeutes raciales ».
Dès 1965, non seulement l'armée canadienne savait-elle
avec précision comment le F.L.Q. opérait, mais également qui étaient les
felquistes [[14]].
En 1966, un changement majeur intervint au sein des forces
armées: Ics trois armes furent regroupées et l'on créa
un nouveau Commandement mobile à qui fut confiée la responsabilité de toutes
les opérations futures en territoire canadien et, plus spécifiquement, des
opérations visant à la répression d'éventuelles insurrections en territoire
québécois. Le quartier général du Commandement mobile fut donc établi au
Québec, sur le territoire fédéral de la base militaire de Saint-Hubert.
(Cette année-là, les indépendantistes québécois
présentèrent pour la première fois des candidats aux élections provinciales.
Les libéraux furent défaits et le nouveau premier ministre du Québec, Daniel
Johnson, réclama du pouvoir central "l'égalité ou l'indépendance".
Lester B. Pearson confia à Pierre Trudeau le dossier constitutionnel. Deux ans
plus tard, le Parti québécois opérerait le regroupement des forces indépendantistes.)
À partir de 1966, l'ensemble des plans militaires
opérationnels furent divisés en deux grandes
catégories, après avoir été regroupés et révisés en fonction de l'évolution de
la situation politique et de la réorganisation de l'armée. La catégorie A
concernerait les opérations à effectuer dans le cadre des manoeuvres régulières
de l'O.T.A.N., opérations portant les numéros de code 600 à 699. La catégorie
B, portant les numéros de code 200 à 299, concernerait la prévention et la
répression des troubles civils, la surveillance de l'exploitation des richesses
naturelles (en particulier, les déversements accidentels de pétrole) et l'aide
aux pouvoirs civils en cas de catastrophe naturelle.
L'un des projets de la catégorie B mis au point en 1966
pour veiller à la sécurité intérieure du Canada reçut le numéro de code
210 (il s'ajoutait à vingt-deux autres plans d'intervention). L'objectif du
Projet 210 était de contrôler l'agitation et les agitateurs partout au
Canada, mais plus particulièrement au Québec. En 1966, toutes les
opérations "anti-terroristes" relevaient déjà du quartier général du
Commandement mobile qui, en plus de 25 000 hommes de troupe, pouvait désormais
compter sur la disponibilité des divers corps policiers dont la réorganisation
complète avait été ordonnée en fonction des plans de l'armée.
Dans le cadre du Projet 210, les militaires, directement
ou par l'intermédiaire des corps policiers spécialisés, infiltrèrent
systématiquement les milieux indépendantistes, syndicaux, universitaires, etc.,
et également les partis traditionnels et jusqu'au secrétariat exécutif de la
province. On se rappellera que le premier ministre Daniel Johnson avait fait
une violente sortie, au cours d'une conférence de presse, contre l'espionnage
électronique dont il était l'objet dans son propre bureau!
Non seulement l'armée contrôlait l'agitation, mais elle la provoquait. Elle
mêlait certains de ses agents aux manifestations et à certains conflits
ouvriers.
Du haut en bas
des institutions québécoises, les officiers du Commandement mobile scrutaient,
analysaient, faisaient des projections, établissaient des scénarios,
provoquaient des incidents "significatifs", préparaient la
contre-offensive au séparatisme.
L'une des tactiques utilisées consistait à associer le
séparatisme au F .L.Q. et, à travers lui, à un vaste complot international
visant à l'instauration révolutionnaire du communisme en Amérique du Nord. Dans
ce complot, le Québec était destiné à devenir "un nouveau Cuba au
nord".
En 1964 et 1965, un sergent du F.B.I., Roy
Wood, avait monté, en y impliquant des Québécois, une conspiration pour faire
sauter à la dynamite "les monuments de la liberté", dont la statue de
la Liberté et le monument Washington. Le
sergent Wood se réclamait du Black Nationalist
Front.
De 1966 à 1970, des agents militaires et policiers de la
lutte anti-subversive jouèrent un rôle important de provocation dans
diverses circonstances. Mentionnons plus particulièrement les événements du 24
juin 1968 à Montréal; la mise à sac du centre de calcul de l'université Sir
George Williams; l'opération McGill français; la grève des policiers
montréalais du 7 octobre 1969 et l'incendie du garage de la Murray Hill. Par
l'intermédiaire d'agents infiltrés dans la Compagnie des Jeunes Canadiens, on
repérait et fichait les manifestants les plus actifs, dont plusieurs de ceux
qui formèrent le F .L.Q.-1970.
Les manifestations qui, de 1968 à 1970 en particulier, se
multiplièrent à Montréal donnèrent une apparence de fondement au "danger
révolutionnaire" qui, durant la crise d'octobre, fut comparé à une
tentative délibérée de coup d'État. Ce que les
manifestants ignoraient, c'est que le développement de l'action et de la
conscience "révolutionnaire" des Québécois était étroitement contrôlé
par l'armée et par les différents corps policiers oeuvrant au Québec.
Malgré ce "danger révolutionnaire" que l'armée évoquait
aux oreilles des politiciens au pouvoir, les militaires ne purent intervenir,
comme ils le souhaitaient, avant octobre 1970.
Lors de la grève des policiers montréalais et de l'émeute
qui suivit, le 7 octobre 1969, le premier ministre Jean-Jacques Bertrand
(malgré tout autonomiste) hésita trop longtemps à répondre aux exhortations du
Commandement mobile. Lorsqu'enfin il fit appel à
l'armée, les troubles cessaient. Le général Roland Reid, qui avait vainement
fait pression sur Bertrand pendant plusieurs heures, rentra chez lui furieux.
(Le général Reid dirigeait en 1976 les opérations militaires qui accompagnèrent
les Jeux de Montréal et coûtèrent environ $100 millions.)
Le Commandement mobile de l'armée, vivement contrarié par
"l'imbécilité des politiciens", créa une
nouvelle section affectée aux "situations civiles d'urgence". Ce
sera la Civil Emergencies Section qui, en octobre 1970, s'installera
en premier au troisième étage des quartiers généraux de la Sûreté du Québec,
rue Parthenais, à Montréal, et d'où les
"autorités en place" seront informées et guidées dans
leurs décisions politiques durant la crise.
La fonction politique de la Civil Emergencies Section était
considérable. Elle devait, entre autres, écarter des processus de décision
les politiciens jugés trop complaisants ou trop mous. Pour y parvenir, il
fallait que le processus de décision politique ne repose que sur un tout petit
nombre d'individus. A Ottawa, l'arrivée au pouvoir de Trudeau avait donné
pleinement satisfaction à l'armée. A Montréal, le maire Drapeau était
étroitement contrôlé par Michel Côté qui, dès le 7 juin 1970, prendrait la
direction de l'escouade combinée anti-terroriste (le C.A.T.). Il ne restait
plus qu'à placer au pouvoir à Québec des hommes acquis au fonctionnalisme fédéral.
Ce sera fait le 29 avril 1970.
Avant les élections du 29 avril, l'armée redouta malgré
tout que la montée des indépendantistes ne compromette le résultat (prévu) du
scrutin. Le sentiment se répandit soudain, "par hasard", qu'il y
avait "quelque chose dans l'air" [[15]].
La Civil Emergencies Section fit circuler des informations à l'effet
qu'il y avait ~~de sérieux troubles à prévoir au Québec" à l'occasion des
élections. L'une de ces informations précisait que des incidents graves
risquaient de survenir dans les bureaux de votation le jour du scrutin. L'armée
songea même à intervenir au Québec le 29 avril 1970 pour "protéger"
le vote démocratique. Mais le coup de la Brink's rendit cette intervention
inutile.
Les fédéralistes furent élus majoritairement à Québec.
Victoire! Il ne restait finalement qu'à rendre parfaitement réceptif aux thèses
militaires le nouveau ministre de la Justice, M. Jérôme Choquette. On ne lui
demandait certes pas, à ce nouveau ministre, "émotif et naïf", de
tout savoir et de tout comprendre, mais simplement d'être assez bon pour
légaliser, au moment voulu, l'Opération Essai, destinée à faire échec au
"complot révolutionnaire".
Jérôme Choquette consentit aimablement à rencontrer les
représentants de l'armée, afin d'établir avec eux "les facilités et les
arrangements" requis pour l'intervention des troupes en cas d'urgence [[16]].
A la fin de l'été de 1970, tout était prêt et les liaisons entre l'armée et les
corps policiers concernés étaient devenues hebdomadaires et parfois
quotidiennes.
En février et en juin 1970, la police de la C.U .M. fit
avorter deux complots d'enlèvement. Les projets et même le manifeste du
F.L.Q.-1970 furent rendus publics. Les politiciens reçurent des informations
qui parlaient de la ~~probabilité" d'enlèvements à l'automne et aussi de
la possibilité d "'assassinats politiques" [[17]].
A Ottawa, le Comité du 7 mai avait donné le feu vert à l'opération "crise
d'octobre". Le Commandement mobile de l'armée mit donc ses troupes en état
d'alerte mentale. La G.R.C. et le C.A.T. firent de même.
A la fin d'août 1970, le déroulement de l'Opération Essai
était imminent. Il ne restait plus qu'à attendre que les felquistes passent à
l'action. Lorsque le premier enlèvement se produisit le 5 octobre (celui du
diplomate James Cross), il n'y eut aucune surprise parmi les militaires et les
policiers, qui attendaient cet enlèvement le 28 septembre! "L'alerte
rouge", déclenchée le 28 septembre, avait placé tout le monde sur un pied
de guerre. (Plusieurs indépendantistes avaient également été prévenus à
l'avance du "grand coup qui se préparait".)
Et dire que l'on nous fit croire en octobre 1970 que les
forces de l'ordre n'étaient pas du tout préparées à faire face à "ce genre
inédit de situation"! Elles y étaient, au contraire, tellement bien
préparées qu'elles auraient pu enlever elles-mêmes James Cross le 5 octobre 1970.
Les préparatifs policiers
Les policiers de l'escouade combinée anti-terroriste attendaient
depuis longtemps le moment de passer à l'action. Créée en 1964, cette escouade
avait été réorganisée et renforcée à plusieurs reprises depuis. L'armée avait
joué un grand rôle dans cette réorganisation en assumant, entre autres, la
formation des policiers spécialisés dans le contrôle des troubles civils, les
techniques de renseignements et la provocation directe.
Allié sûr de l'armée, de la G.R.C. et du pouvoir central,
Michel Côté, directeur du contentieux de la ville de Montréal, fut nommé
secrètement le 7 juin 1970 grand patron du C.A.T., dont les bureaux se
trouvaient au troisième étage d'un édifice désaffecté de la rue
Saint-Dominique, à Montréal, près du marché Jean-Talon.
On sait que les policiers de la ville de Montréal avaient
fait avorter en février et en juin 1970 deux complots d'enlèvement. En octobre
1970, à l'exception des enquêteurs montréalais regroupés avec ceux de la G.R.C.
et de la S.Q. au sein du C.A.T., la plupart des policiers de la ville de
Montréal, comme ceux des villes de la banlieue, seront écartés des enquêtes
significatives et relégués à des tâches de diversion.
Comme au sein du Commandement mobile de l'armée, le succès
de l'Opération Essai exigeait que seul un groupe restreint de policiers soit au
courant des "manoeuvres" à effectuer. Cette situation fut à l'origine
du vif mécontentement qui s'est manifesté aussi bien chez les policiers de la
S.Q. que chez ceux de la ville de Montréal depuis les événements de 1970.
De 1963 à 1970, l'escouade anti-subversive multiplia les
dossiers détaillés sur les contestataires dont la majorité résidaient à
Montréal. A partir de 1968, encouragée par les autorités fédérales, elle traça
un portrait précis des felquistes connus et de ceux qui étaient susceptibles de
le devenir. A l'été de 1970, elle fut en mesure de fournir au cabinet fédéral,
au Comité du 7 mai et au S.O.C. les noms et les antécédents des felquistes qui
préparaient les enlèvements d'octobre (à l'exception, semble-t-il, de Jacques
Cossette-Trudel).
Une étude politique, sociale et psychologique des
felquistes-1970 concluait qu'ils étaient résolus majoritairement à passer à
l'action le plus rapidement possible, qu'il y avait très peu de risques qu'ils
mettent en danger la vie de leurs otages éventuels, que leurs actions,
jusqu'alors, se caractérisaient par un degré élevé d'amateurisme et que, de
toutes façons, leurs gestes pouvaient être contrôlés par l'intermédiaire
d'informateurs plantés aux bons endroits et même, pour certains d'entre eux,
"at the top" [[18]].
Même si le développement de la crise ne pouvait être à
l'avance totalement prévisible, les autorités fédérales, l'armée, la G.R.C., la
S.Q. et le C.A.T. pouvaient au moins, au départ, contrôler sans problèmes
majeurs les faits et gestes des ravisseurs.
En juin, le contenu du manifeste d'octobre avait déjà été
publié par certains journaux, à la suite de l'avortement de l'opération "Lanctôt-Marcil" qui visait le consul des États-nis à Montréal; les revendications felquistes étaient
connues; et, enfin, les bases d'opération du F.L.Q. (à l'exception de
l'appartement loué en septembre à Montréal-Nord par Cossette-Trudel) avaient
été ou démantelées ou repérées par la police.
Le F.L.Q.-1970 était sous contrôle en
octobre et aucune surprise n'était possible.
Même les journalistes, le 5 octobre, surent immédiatement
à quoi s'en tenir. Ainsi, une heure à peine après l'enlèvement de James
Cross, le journaliste Jean de Guise écrivait dans La Presse que Jacques Lanctôt était vraisemblablement impliqué dans cet
enlèvement. De Guise faisait une relation directe entre cet enlèvement et les
deux tentatives avortées en février et en juin 1970. Pour la police, c'était
non seulement une certitude, elle avait prévu le coup depuis plusieurs mois. Elle
l'attendait pour agir.
Sitôt connu l'enlèvement prévu de James Cross, le chef de
la police de Montréal, M. Marcel Saint-Aubin, téléphona à 9hl0, ce 5 octobre, à
Michel Côté et lui dit simplement : "C'est arrivé". Aussitôt,
le C.A.T. déclenchait l'opération-crise et l'armée
ordonnait à ses troupes de se tenir prêtes à intervenir.
Le premier
geste que la police posa, ce matin-là, fut de se tromper d'adresse et de se
retrouver à la résidence du consul de Grèce! La piste des ravisseurs était
perdue et la "menace révolutionnaire" devenait réalité.
L'un des voisins de James Cross, le cinéaste Paul Almond, n'y comprenait rien. Comment réussir un enlèvement
dans un endroit qui était l'objet d'une étroite surveillance policière
ces derniers temps? Il s'en ouvrit aux journalistes le jour même, mais on
oublia "ce petit détail". (Ce
même "petit détail" fut noté par les journalistes lors de l'enlèvement,
le 10 octobre, du ministre Pierre Laporte.)
À suivre dans « Chapitre 1 – Deuxième partie »
[2] La Presse, 17 octobre 1970.
[3] Pelletier, Gérard, La crise d’octobre,
p. 31.
[4] Pelletier, Gérard, La crise d’octobre,
p. 145.
[5] Ibid. p. 147.
[6] Loc. cit.
[7] Loc. cit.
[8] Pelletier, Gérard, La crise d’octobre,
p. 149.
[9] Loc. cit.
[10] Ibid. p. 163.
[12] New Times Magazine, New-York, novembre
1975.
[13] Background on Military Role in October Crisis, p. 2
(Archives de l’émission “The Octobre Crisis”, réseau C.B.C., 1975.
[14] Ibid. p. 4.
[15] Background on Military Role in October Crisis, p. 2
(Archives de l’émission “The Octobre Crisis”, réseau C.B.C., 1975, p. 6-9.
[16] Ibid. p. 10.
[17] Ibid. p. 11.
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