Voici l'analyse d'un essai publié en 1997, La petite loterie, qui permet de mieux comprendre les origines de l'ambiance déprimante et la corruption actuelles au plan politique.
L'indicible malaise québécois
En période de crise nationale,
Gilles Lesage Le Devoir 5 octobre 1997
le parvenu canadien-français apparaît comme un traître
LA PETITE LOTERIE
Stéphane Kelly
Boréal, Montréal, 1997
288 pages
Titre intrigant que celui de cet essai - issu d'une thèse de doctorat - d'un jeune professeur de sociologie montréalais.
Le sous-titre fournit un début d'explication: « Comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada français après 1837 ». Ce dont il s'agit, en fait, c'est de la politique coloniale britannique qui devait, selon le mot de lord Durham, faire miroiter les gratifications de la « petite loterie coloniale » aux chefs patriotes.
Cette petite loterie (empruntée à Adam Smith) est un système de distribution des faveurs qui vise à gagner l'adhésion du rebelle et à en faire un parvenu, c'est-à-dire un membre de la minorité qui en sacrifie les intérêts à ses intérêts personnels. C'est la carrière de ce parvenu dans le Canada du XIXe siècle que ce livre met en lumière. Avec brio.
L'auteur raconte que c'est le professeur Hubert Guindon, de l'université Concordia, qui l'a persuadé d'étudier les fondateurs de la Confédération et lui a fait saisir « le potentiel insoupçonné de la notion de paria » tirée des Origines du totalitarisme, d'Hanna Arendt. A sa surprise, il a découvre non seulement une communauté idéologique des pères fondateurs anglophones et francophones, mais que ces derniers étaient, trente ans plus tôt, des patriotes républicains.
Pourquoi, après avoir adhéré à l'idéal républicain, un résistant y renonce-t-il à la faveur de la tradition monarchiste? Après étude approfondie des textes, des débats auxquels l'élite francophone a participé, M. Kelly conclut que la naissance de la Confédération doit un peu au clergé, beaucoup au notable de paroisse et énormément au parvenu, au bourgeois, au nouveau riche. «Dans mon analyse, les pères fondateurs ne sont pas, comme le dit erronément la tradition historiographique, ceux qui assistent aux trois grandes conférences constitutionnelles durant les années 1860. Le père fondateur, écrit Hanna Arendt, est celui qui inspire l'idée soustendant la fondation.»
Pour l'essayiste, les « auteurs » de la Confédération, pour cette petite nation de culture française, sont donc les hommes publics suivants: Etienne Parent, Louis-Hippolyte LaFontaine, Georges-Etienne Cartier. Ce sont eux, beaucoup plus que les clercs, qui légitiment la collaboration avec la Couronne et illustrent la transformation de l'imaginaire de la nation canadienne, du pôle républicain vers le pôle monarchiste.
Une thèse fascinante
Thèse surprenante, fascinante, troublante. L'attrait de la petite loterie coloniale aux patriotes du Bas-Canada est si fort que, en moins d'une décennie, les rebelles les plus actifs renoncent à l'idéal républicain. Parent, LaFontaine et Cartier acceptent de collaborer avec la Couronne. En satisfaisant « la soif d'ambition des hommes marquants dans la colonie », comme le préconise le rapport Durham, l'Empire s'est acquis la loyauté de l'élite de la nation canadienne.
Parcours sinueux du trio fondateur. Le journaliste Parent ouvre le bal, au terme d'une pénible réflexion sur l'assimilation, finalement jugée désirable. LaFontaine, qualifié de girouette, apporte la tradition du patronage - «c'est le pouvoir»; Cartier, carriériste et vaniteux, devient l'ami du capitaliste anglais et persuade les siens de la supériorité du monarchisme britannique et... commercial.
Bref, conclut l'essayiste, si la solution Durham triomphe après 1837, c'est bien moins à cause du clergé, lequel s'oppose farouchement à l'Acte d'Union, au début des années 1840, que du parvenu, qui succombe à l'attrait de la petite loterie coloniale. Les rouges crient à la corruption. Mais c'est un baroud d'honneur.
Depuis 130 ans, conclut le sociologue, le parvenu canadien-français s'inscrit en droite ligne dans la tradition de Cartier. En période de crise nationale, il apparaît comme un traître. Sa mise en accusation, périodique, augmente pendant tout le XXe siècle. La plus célèbre s'est produite vers la fin de l'ère duplessiste. L'éditorial d'André Laurendeau, « La théorie du roi nègre » (dans Le Devoir du 4 juillet 1958), marque bel et bien la genèse de la Révolution tranquille, la naissance d'un nouveau mythe, celui du « french power», et le «triomphe du thérapeutique»...
Vaste programme pour la psychanalyse collective des intellectuels, qu'évoque l'essayiste en épilogue. Cette remise en question d'idées reçues, décapante et stimulante, est bien écrite et subtilement étayée. Qui dit mieux, contredit ou renchérit?
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